LE DÉBUT DE TOUT
LE DÉBUT DE TOUT
La découverte de la lumière fut le début de tout. Une femme assise dans l’herbe. Une feuille blanche. Un crayon s’apprêtant à y laisser une trace maîtrisée. Et puis un rayon de soleil qui s’y pose et la surprend.
La femme essaye de le chasser pour donner liberté à son crayon impatient. Elle passe sa main sur la feuille blanche, mais le rayon danse, sans qu’elle puisse l’apprivoiser. C’est alors qu’elle décide de poser son crayon et commence à observer le rayon de soleil. Il se promène en douceur creusant le grain du papier. La femme fait un doux mouvement de la main et froisse légèrement la feuille. Le rayon tombe sur les plis, les accentue, les traverse, glisse dessus… C’est alors que des formes apparaissent… Émerveillée, la femme reste bouche bée et sort une autre feuille. Le rayon continue à dessiner pendant que son crayon boude par terre. Habituée à la maîtrise de tout, elle essaie de le guider, le diriger, mais il ne veut pas obéir. Elle prend cette leçon d’humilité comme un cadeau et décide de suivre la lumière. C’est alors qu’elle découvre des paysages, des mondes nouveaux dans ces peintures éphémères. Elle fige ces dessins avec son appareil photo, le seul outil qu’elle trouve sous la main pour capturer le présent disparaissant aussitôt.
Le lendemain, elle revient, impatiente de retrouver son nouvel ami. Mais les nuages gris lui font manquer le rendez-vous tant attendu.
Elle s’assoit par terre. Regarde le ciel. Respire. Elle comprend ce jour-là qu’il existe quelque chose dans ce monde qu’elle ne peut pas maîtriser, quelque chose au-delà du progrès et de l’évolution humaine. Elle se sent toute petite et heureuse à la fois. Elle vient de franchir la porte s’ouvrant au cercle de l’Univers. À partir de ce jour, elle ne se sentira, plus jamais, seule.
Ce jour-là, elle décide de ne plus vouloir tout maîtriser, mais plutôt se laisser emporter par les forces de la nature. Observer. Écouter. Ressentir. Se soumettre. Et puis créer en réponse à ce qu’elle ressent. Non pas s’imposer en tant que « Maître du monde », mais créer des dialogues avec les forces de l’Univers, en faire partie, se sentir une petite part, mais une part indissociable de ce cercle puissant.
Voir un rayon de lumière glisser sur un mur. Observer une façade lissée par le temps. Toucher une surface creusée par la pluie. Suivre le feu qui creuse la matière. Elle trouve le bonheur dans cette réconciliation avec le monde qui lui ouvre la porte vers la liberté de création.
Octobre 2022
LA PEAU D’UNE VILLE
La ville me fait peur. Elle m’engloutit dans son estomac, me mâche, me transforme, m’abîme. Un sentiment de solitude, auquel je m’accroche comme à une bouée de sauvetage, ma seule raison d’exister. Je traîne ce sentiment depuis des années. Pendant un tiers de ma vie actuelle. Jusqu’au jour où je découvre l’existence de la lumière.
Je découvre cette lumière qui me change. Et qui change donc ma vision de la ville. Elle se pose sur les murs, sur les trottoirs, sur les façades, sur des surfaces planes… Elle révèle les textures que je n’ai jamais remarquées auparavant. D’un coup, je découvre que la ville est belle. Non pas dans sa globalité, non… La ville qui s’étale au-delà de l’horizon continue à me faire peur. Je préfère entrer dans son intimité. Je plonge dans sa peau. Je m’y sens bien. Je m’y loge. Je voyage dans la ville, dans sa peau qu’elle me tend. Nous devenons amies tout à coup et j’apprivoise ma peur, je partage ma solitude avec la lumière, la texture, la ville, l’Univers.
La lumière fait apparaître la texture, qui est un témoin fidèle du temps. Du passé surtout. La peau fait apparaître les rides, on ne peut rien y faire. Je plonge dans ces rides et je découvre des paysages infinis. Je vois des couches successives qui se superposent dans le temps, qui font apparaître des histoires passées. Je lis le passé dans ces rides et ça me rassure. Je ne suis pas seule à traverser le temps.
Je capte des images de la ville. L’une après l’autre. Je cherche à « capturer » l’instant présent et je sais d’avance que c’est perdu. Cet instant n’est rien d’autre que la vie qu’on ne peut pas arrêter.
Février 2022
LUMIERE
Ce matin elle est venue à 7h36. Une minute plus tard qu’hier. Une minute plus tôt que demain. Elle s’est posée sur le mur et je l’ai observée. Elle fondait devant mes yeux, et d’une seconde à l’autre la menace de nos adieux augmentait l’intensité de mon pouls. Notre rendez-vous n’a pas duré une minute. J’ai essayé de la capturer, de la retenir, car sa présence était indispensable à mon existence. Je n’ai rien pu faire. Elle est partie. Je suis restée encore un moment devant ce mur vide et plat, où je venais de vivre une minute de bonheur profond que seul le présent est capable d’accueillir. Elle me fait découvrir que le présent existe.
Juin 2021
LE TRAIN
Je cours. Il paraît que cette ville est belle. Je ne le vois pas. Tout ce que je vois, c’est les pavés roses sous mes pieds que je survole en continu.
J’ai peur d’abîmer mes escarpins, mais je continue à courir. Le train ne m’attendra pas. Il partira. Je cours et la ligne d’horizon dessinée par la mer devient une droite laiteuse et lisse. Je la longe tout en continuant ma course.
En tournant vers la gare, je fais tomber mon dossier. Des papiers s’éparpillent, une feuille se fait emporter par le vent. Quel désastre! J’étouffe mes larmes, je ramasse tout d’un geste pressé et je continue à courir.
Une vieille dame me regarde de loin. Elle est debout. Elle ne bouge pas. Et moi je cours. Encore 2 min 30 et mon train partira. Le prochain est dans 40 minutes. 40 minutes c’est énorme. Je dois l’avoir. J’ai tellement de choses à faire. La vie ne m’attendra pas non plus. Comme ce train qui s’en va.
J’arrive à la gare. Essoufflée. Fatiguée. Je vois l’arrière du train s’engouffrer dans le tunnel. 40 minutes de ma vie sont parties. Des larmes me montent à la gorge. Je me rassure, me console. Ce n’est pas grave. C’est arrivé. C’est comme ça. Mais le sentiment d’avoir raté quelque chose s’installe. J’aurai dû m’en vouloir, mais je me trouve une excuse : j’ai couru comme j’ai pu. J’ai besoin d’en vouloir à quelqu’un pour me soulager. A cette femme enceinte que j’ai laissé passer avant moi? À cet homme qui tardait tant à me rendre la monnaie? À ce gardien qui ne s’est pas pressé pour que je puisse passer le contrôle de sécurité plus rapidement ?… J’ai envie d’en vouloir à quelqu’un mais je n’y arrive pas. Je ne peux pas empêcher les gens de vivre leur vie, le monde d’exister.
Alors épuisée, désespérée, je me pose sur un banc. Je fixe les rails. Je ressens une espèce de vide accentué par ce silence dont j’ai perdu l’habitude.
Je suis assise dans un temps suspendu. Entre les deux trains. Comme si ma vie s’était mise en pause. Je ne vois rien derrière, rien devant. Je suis bloquée dans cette niche intemporelle. Je ne cours plus. J’écoute le silence.
Le vent me fait dresser les poils. Je les compare à cette fine herbe qui pousse dans un coin des quais. Une vie qui s’est faufilée entre les fissures du goudron vieilli. Une abeille se pose sur ma cuisse. Elle se déplace doucement. Je la laisse faire. Un petit frisson me chatouille le dos. Elle pourra me piquer si elle veut. Mais non, elle n’échangera pas sa vie contre un geste inutile. Je m’approche d’elle. Elle a des pattes velues, douces et actives. Des petites boules de pollen. Des ailes transparentes, vibrantes. Des yeux décomposés en centaines de points. Des petites antennes.
J’aimerai la laisser monter sur ma main, mais je ne suis pas rassurée. Cette jolie bestiole a un dard. On ne sait jamais. Alors je la laisse libre et je continue à l’observer. Elle fait le tour de la cuisse, s’y attarde un petit instant et s’envole. Je la vois partir, comme une amie proche avec laquelle la séparation est inévitable. Personne n’appartient à personne. La vie crée des rencontres et des séparations.
La joie profonde, embaumée d’une paix m’enveloppe. Je ne suis plus pressée. J’ai mis ma vie en pause. Et tout à coup je réalise que la vraie vie n’est rien d’autre que ce moment entre les deux trains. Je ferme les yeux. Je respire l’air frais. J’écoute le silence. Je vis.
Avril 2021